Partie : 1 - 2

Individualisme et individualisme - Partie 2

L'humanité nouvelle : revue internationale : science, lettres et arts

En 1899, par Doubinsky M.

Lorsque Darwin découvrit sa loi de la lutte pour l'existence,la bourgeoisie pensa aussitôt à en profiter. Le principe énoncé par Malthus était décidément trop brutal et trop cynique pour servir de poudre propre à être jetée aux yeux des prolétaires; il n'en était pas de même du principe darwinien; celui-ci avait le mérite capital d'être général, c'est-à-dire de se rapporter à tout ce qui vit, plantes et animaux ; or, comme l'exactitude de ce principe a été presque prouvée par rapport aux animaux et aux plantes, par des expériences portées sur ceux-ci, il a été très facile à la bourgeoisie de démontrer à la classe prolétarienne que ce principe est encore applicable, dans les temps actuels et notre civilisation étant donnée, à la société humaine aussi. J'insiste expressément sur cette phrase « dans les temps actuels et notre civilisation étant donnée », parce que, à mon avis, vues les conditions d'existence des Sociétés humaines modernes, cela est absolument faux. Il est certain, en effet, que cette loi, un jour, embrassait l'homme lui aussi, mais il n'en est plus de même à présent, lorsque, le capitalisme régnant, beaucoup d'incapables au physique et au moral ont la vie douce et assurée, tandis que, au contraire, des foules d'hommes forts et intelligents sombrent journellement et disparaissent, emportés par le dénuement et la misère. D'ailleurs on a déjà fait depuis longtemps cette observation que si, en effet, c'était au plus fort de triompher dans la lutte pour l'existence, en tout cas ce n'est pas à la bourgeoisie repue et paresseuse, physiquement et moralement dégénérée que la victoire devrait échouer. Quoi qu'il en soit, la loi de Darwin lui rendit un fameux service. Ce fut le moyen de justification qui lui manquait, moyen de justification par excellence. Oui, les classes exploitées n'avaient pas à se plaindre de la bourgeoise innocente... leur sort était une loi inévitable de la lutte pour l'existence... elles étaient les plus faibles, les moins adaptées... Quant à elle, l'innocente, elle subissait la même loi ; si elle exploitait honteusement, si elle écrasait impitoyablement, si elle gaspillait follement le produit du travail des autres, si elle jouissait jusqu'à la pourriture, c'est qu'elle ne pouvait pas faire autrement... c'est parce que tel était son destin... Tout son altruisme, toute la pitié qui gonflait son cœur n'y pouvait rien... Elle était individualiste et égoïste malgré elle... malgré toute sa bonne volonté de ne pas l'être... C'est la loi, loi fatale et inexorable !

Voilà ce que, la religion déchue, on enseigna aux classes dominées et crédules! On appela individualisme cette absence de cœur et de sens moral, cette tendance perpétuelle à s'enrichir et à jouir forcément par n'importe quels moyens, n'importe quels procédés ; on appela individualisme cet égorgement méthodique de milliers de vies pour arriver au but désiré, cet insatiable soif de piller, de piller encore, de piller toujours qui caractérise la bourgeoisie triomphante !... Est-il étonnant après cela si ce mot inspire une véritable horreur à beaucoup de gens qui ne demanderaient pas mieux que de s'occuper de la question sociale? Est-il étonnant après cela s'il est intolérable à beaucoup d'hommes dont le désir le plus ardent serait de sacrifier toutes leurs énergies au soulagement de la souffrance humaine ?

Ainsi, c'est par individualisme qu'on désigna l'état d'âme d'une classe rendue inhumaine par l'excès même de sa puissance et de ses richesses; et c'est sous ce nom d'emprunt que la bourgeoisie abritait toutes les vilenies et tout son égoïsme. « Nous voulons la liberté ! » clamaient les véritables individualistes comprenant que ce mot résumait peut-être à lui seul tout le progrès; « nous ne demandons pas autre chose »... répondait malicieusement la bourgeoisie, et la foule de confondre par ignorance les revendications des uns et des autres, et les ennemis hypocrites de crier haro sur l'individualisme en montrant les agissements de la bourgeoisie... Et pourtant rien n'est plus facile que d'établir combien les tendances de l'Individualisme et du « Bourgeoisisme » diffèrent les unes des autres : l'un par l'organe de ses économistes réclame la liberté, s'oppose à tout projet de loi ayant pour but la réglementation du travail et des salaires, pour pouvoir mieux exercer son unique exploitation, pour pouvoir mieux écraser la classe prolétarienne faible et privée de tout moyen de défense ; l'autre réclame cette liberté pour procurer à la classe exploitée ce moyen de défense, pour lui permettre de lutter à armes égales contre son implacable ennemie ; l'un réclame la liberté pour avoir le champ plus libre encore à ses appétits jamais assouvis, pour se perfectionner plus encore clans son parasitisme, l'autre la réclame pour rendre la vie moins dure et moins misérable aux membre les plus actifs et les plus utiles de l'Humanité. C'est donc, ou par ignorance, ou par mauvaise foi que certains, comme M. Plekhanoff traitent les anarchistes, représentants typiques de l'Individualisme, d'« enfants gâtés de la bourgeoisie ». Avec la logique habituelle aux partisans du trop célèbre « socialisme scientifique » qui, tout en proclamant que la solution de la question dépend uniquement de la lutte économique, se sont néanmoins, depuis quelques années, complètement désintéressés de tout ce qui a trait à la lutte économique et livrés exclusivement aux sports politiques, avec cette logique extraordinaire qui les caractérise si bien, M. Plekhanoff fait le raisonnement suivant : puisque toute immixion des pouvoirs publics dans les luttes entre exploiteurs et exploités fait également pousser des cris aux bourgeois et aux anarchistes, il suit de là que bourgeois et anarchistes s'équivalent et que ces derniers ne sont que des « enfants gâtés de la bourgeoisie »... Or, M. Plekhanoff n'ignore probablement pas que si la bourgeoisie réclame contre l'immixtion gouvernementale, c'est parce qu'elle ne veut avoir aucun contrôle, c'est parce qu'elle veut opérer à son aise et n'avoir à répondre de rien à personne. Toutes les fois que les gouvernements font semblant de vouloir faire quelque chose pour les ouvriers : lois de réglementation du travail, maximum d'heures du travail, minimum de salaires, lois concernant l'exploitation industrielle d'enfants, etc., la bourgeoisie, par la voix de ses économistes, proteste au nom de la Liberté du travail, ce qui veut dire : la Liberté d'exploiter. Ce n'est certes pas pour les mêmes raisons que les anarchistes eux aussi s'opposent à l'action gouvernementale, et M. Plekhanoff le sait aussi bien que moi. L'expérience historique est là pour leur montrer qu'il n'y à rien à attendre des gouvernements quels qu'ils soient qu'ils ne peuvent en rien être utiles aux classes opprimées par le fait même de leur existence, car dans une société constituée de classes, c'est du côté de la classe la plus forte que le gouvernement doit nécessairement se ranger ; il ne vivrait pas un seul jour s'il voulait faire le contraire ; d'autre part tout gouvernement suppose une concentration plus ou moins étendue et toute concentration fatalement entrave le progrès. Admettons que les anarchistes se trompent sur la valeur réelle de l’État ; admettons que dans leur ignorance, qui excite une véritable horreur chez M. Plekhanoff, ils interprètent mal les faits historiques dont ils se servent; tout cela prouve-t-il qu'ils luttent contre les gouvernements pour les mêmes raisons que les bourgeois, en leur qualité d' a enfants gâtés de la bourgeoisie » ? Un peu moins de dialectique et un peu plus de bonne foi aurait peut-être suffi à M. Plekhanoff pour répondre lui-même par la négative.

Mais qu'est-ce donc que le véritable Individualisme, celui que j'oppose à l'Individualisme bourgeois ? Quoique j'en aie déjà indiqué à grands traits la tendance principale, il faut pourtant avouer qu'il est beaucoup plus facile de poser la question que de la résoudre. La tâche est d'autant plus ardue que même parmi les penseurs qui professent l'individualisme l'accord n'est pas parfait, et Spencer, par exemple, ne l'entend pas comme Nietzsche de mémo que ce dernier le conçoit autrement que Proudhon, Max Stirnerou Dùhring. L'Individualisme n'a certes pas la prétention de conquérir à l'individu, la liberté absolue, pour cette simple raison que c'est une chose manifestement impossible. L'homme est avant tout un être éminemment sociable, et toute coexistence, tout arrangement social suppose nécessairement des concessions mutuelles, concessions qui ne sont au fond rien d'autre qu'un renoncement, volontaire ou non, à une partie des droits que chacun possède.

Il n'y a donc que deux alternatives : ou se priver de la vie sociale pour atteindre le régime de la liberté absolue ou vivre socialement, mais alors renoncer à cette liberté absolue qui n'est après tout qu'une fiction. L'individualiste-égoïste créé par Stirner et plus tard par le poète Mackay, de même que le surhomme de Nietzsche, sont des types imaginaires sans aucune consistance, des types engendrés par la spéculation philosophique ou l'imagination d'un poète, mais qui ne peuvent et, à mon avis, ne doivent jamais être réalisés. Le « moi » de Stirner est par trop encombrant ; chaque « moi » planant toujours au-dessus des autres « moi » subjuguant toujours à son intérêt ceux des autres, ne comptant jamais et en aucune circonstance avec les autres, risquerait fort, dans n'importe quel ordre social, de se heurter à tout instant aux autres « moi » aussi fiers et aussi égoïstes que lui, et de la sorte rendrait toute vie sociale impossible. Quant à Nietzsche il n'a eu qu'un seul tort, c'est celui de faire abstraction complète de la réalité. Autrement, n'aurait-il pas remarqué que son surhomme qu'il nous représente comme le type d'homme arrivé à la perfection (ce qui est fort discutable) est incompatible avec toute structure sociale, à laquelle Nietzsche ne veut pourtant pas renoncer? Il est vrai que Nietzsche est partisan de la lutte : « Luttez toujours et sans cesse, enseigne Zarathustra à ses disciples; vous chercherez votre ennemi, vous combattrez votre combat, vous lutterez pour votre pensée, et si votre pensée succombe, votre loyauté devra se réjouir de sa défaite... Vous aimerez la paix comme un moyen de guerres nouvelles, et la courte paix mieux que la longue... Je ne vous conseille pas le travail, je ne vous conseille pas la paix, mais la victoire. Que votre travail soit un combat, votre paix une victoire... Une bonne cause, dites-vous, sanctifie même la guerre, mais moi je vous dis c'est la bonne guerre qui sanctifie toute cause. » « Le sage, selon Nietzsche, écrit M. Henri Lichtenberger, n'est donc pas un pacifique ; il ne promet pas aux hommes la paix et la tranquille jouissance des fruits de leur travail; mais il les exhorte à la guerre; il fait luire à leurs yeux l'espoir de la victoire. La guerre est donc bienfaisante, bonne en elle-même; aussi Nietzsche prédit-il sans troubles et sans regrets que l'Europe va entrer dans une période de grandes guerres où les nations lutteront entre elles, pour l'hégémonie du monde.

Nietzsche est donc partisan de la lutte à outrance, aussi impitoyable, aussi meurtrière qu'elle fût; mais n'y a-t-il pas à craindre que ces luttes incessantes et chroniques n'aient à la fin une très mauvaise issue et que les combattants défaits, disparaissant les uns après les autres, au lieu de faire progresser l'Humanité, ne finissent par l'épuiser, par tarir irrémédiablement toutes les sources de son énergie vitale? Et ce n'est pas là une hypothèse gratuite : les faits historiques sont là pour nous enseigner combien les guerres sont désastreuses, non seulement pour celui des adversaires qui succombe, mais encore pour celui qui triomphe. C'est la guerre qui a créé la puissance de Rome, mais c'est aussi la guerre qui, à la longue, l'a tuée. La décadence française au XIXe siècle n'est peut-être que le résultat funeste de la meurtrière épopée napoléonienne. Nombre de savants ont signalé depuis longtemps ce fait intéressant qu'après chaque guerre les nations qui participent subissent une véritable dégénérescence : la mentalité des citoyens s'atrophie plus ou moins; les mœurs deviennent plus grossières, les natures plus brutales, les caractères plus sanguinaires, en un mot, les instincts animaux et ataviques s'accroissent aux dépens de l'intelligence. Les guerres ne sont donc pas aussi bienfaisantes que Nietzsche est enclin à le croire ; c'est pourquoi on ne saurait considérer comme idéal un ordre social (en admettant même qu'il fut réalisable) ayant pour base ce principe néfaste de la lutte permanente et perpétuelle. Il faut dire pourtant que Nietzsche, en formulant son système individualiste-aristocrate ne se place guère au point de vue social, et de ce fait notre critique qui a justement ce point de vue pour point de départ, perd beaucoup de sa valeur ; mais c'est précisément en cela que consiste le reproche que nous avons fait dès le début à Nietsche : en créant sa « table de valeurs », il ne tient aucun compte de la réalité et cette réalité est telle que, premièrement, son système est absolument irréalisable, vu le refus formel des « esclaves » de se soumettre et que, deuxièmement, même s'il pouvait l'être, loin de faire progresser l'humanité, comme Nietzsche le croit, il la conduirait très vite à l'autodestruction, considérée par Schopenhauer comme but moral auquel l'humanité doit aspirer, mais que Nietzsche ne veut pourtant pas envisager lui aussi comme critérium d'éthique supérieure...

De tout ce qui précède le résultat suivant se dégage : l'Individualisme, s'il ne veut pas rester uniquement une matière à discussion philosophique, mais tend à recevoir une application pratique dans la vie des sociétés, l'Individualisme, dis-je, doit une fois pour toutes, abandonner sa poursuite chimérique de la liberté absolue qui n'est, je le répète, qu'une fiction; son but doit être la réalisation au profit de l'individu de la plus grande somme de libertés possible de procurer à l'individu autant de liberté que l'ordre social le plus perfectionné puisse comporter.


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