Partie : 1 - 2

Individualisme et individualisme - Partie 1

L'humanité nouvelle : revue internationale : science, lettres et arts

En 1899, par Doubinsky M.

La suite de cette étude montrera que ce titre n'est pas aussi étrange qu'il le paraît au prime abord. Il existe, en effet, deux sortes d'individualismes que les uns confondent de bonne foi, ne se doutant nullement qu'un seul et même mot puisse exprimer deux choses différentes et même diamétralement opposées ; mais à côté de ceux-là, il y en a d'autres qui s'en rendent parfaitement compte et néanmoins, au lieu d'éclairer l'intelligence de ceux qui ne comprennent pas, ils tâchent, au contraire, par intérêt ou pour d'autres raisons, d'embrouiller davantage encore les idées afin de discréditer, fût-ce d'une manière très peu loyale, le système philosophique dont ils ne sont pas partisans. Peut-être ai-je tort de les en accuser, peut-être n'agissent-ils que selon leurs moyens et forces : il est en effet beaucoup plus facile de souiller une chose ou une idée que de la critiquer plus ou moins convenablement...

Qu'on se rappelle l'aventure arrivée à Épicure : avant lui, toute la philosophie grecque, à peu d'exceptions près (comme Démocrite et Aristote, par exemple) se mouvait dans le domaine de la métaphysique, était réduite à la métaphysique seule. Précurseur de Comte et de Bentham, il s'employa à changer l'état d'esprit de ses contemporains dont les regards, sous l'influence des doctrines de Socrate et de Platon, étaient tournés uniquement vers l'inconnaissable et l'au-delà. Il porta des coups redoutables aux divinités, il brisa les idoles et détrôna le fatum inexorable qui pesait sur les hommes aussi et peut-être même plus lourdement que la peur inéluctable des dieux. Épicure ne s'est jamais demandé quel est le but de la vie? car cette question oiseuse suppose l'homme naître volontairement et en vue d'une finalité déterminée, ce qui n'est pas le cas ; l'homme ne vient pas au monde parce qu'il le veut ; ce qui l'a surtout préoccupé, c'est de savoir quel est le mobile de toutes nos actions? Quel est le stimulant qui nous pousse et nous incite à agir et à nous mouvoir? En un mot, quelle est la cause qui, sans cesse, fait vibrer tous les atomes de notre être ? C'est la sensation ; c'est par elle et grâce à elle que les impressions du monde extérieur arrivent jusqu'à nous ; mais la sensation peut être agréable et désagréable; d'autre part, notre mémoire possède la faculté d'enregistrer également les sensations de deux catégories ; nous tâcherons donc d'éviter celles d'entre elles qui sont désagréables et de nous procurer celles qui sont agréables. Ainsi, la vie se ramène à ceci : fuir la douleur, rechercher le plaisir. Mais à ce mot (plaisir) Épicure donne une signification très large et très élevée : « Il n'y a pas, écrit Mill, de théorie épicurienne de la vie qui n'ait assigné aux plaisirs de l'intelligence, de l'imagination et du sens moral une valeur plus grande qu'aux plaisirs des sens. « Le plaisir n'est tel que lorsqu'il est moral ; il est le bien même ». La sensation interrogée sur le bien répond que le bien est le plaisir.

On le voit, cette doctrine n'était pas seulement vraie dans son essence et éminemment scientifique ; elle était encore morale, et cela au plus haut degré. S'il est vrai que dans la vie l'homme n'a qu'un seul but : la recherche du plus grand bonheur, pour Épicure et son école, ce plus grand bonheur ou le souverain bien comme on disait alors, n'est possible que lorsqu'il est d'accord avec les règles imprescriptibles de l’Éthique. Le bien doit être moral ou il n'est pas. Cette thèse, semble-t-il, aurait dû satisfaire tout le monde. Et pourtant, personne n'ignore les innombrables controverses, les disputes et les querelles infinies qu'elle provoqua; personne n'ignore la formidable colère et la tempête d'indignations qu'elle déchaîna. Même pour les circonstances, on a inventé un qualificatif très pittoresque : on appelait,tous ceux qui croyaient que l'homme aime le plaisir et n'aime pas la souffrance, on appelait, dis-je, les partisans de ces subversives théories « pourceaux d’Épicure ». Et tout cela parce que les uns n'ont pas compris ce qu’Épicure entendait par le mot « plaisir » et que les autres, à dessein, n'ont pas voulu le comprendre et se sont efforcés d'en défigurer la signification.

L'Individualisme, lui aussi, a subi le même sort, traversé les mêmes vicissitudes. De tous les côtés les traits acérés de la critique pleuvaient sur lui car, comme c'est ordinairement le cas, moins on le comprenait et plus on s'indignait contre lui, plus on l'attaquait. Et ce qu'il y a de particulier dans cet assaut furieux et passionné, c'est que c'est justement au nom de toutes les choses et de toutes les idées dont il était l'expression la plus nette qu'on l'assaillait !... On lui reprochait de vouloir abolir la pitié, de détruire toute l'organisation sociale, de rendre les hommes plus endurcis, plus inhumains, plus égoïstes encore qu'ils ne le sont déjà ; on lui reprochait de vouloir rendre la lutte de classes, qui depuis des siècles déchire l'Humanité, plus implacable, plus sanglante et plus acharnée encore qu'elle ne l'a été jusqu'à présent ; on lui reprochait de vouloir anéantir dans l'homme tous les sentiments humanitaires qui, très souvent, servent de frein à la cruauté de sa raison ; tout cela autant de choses où l'Individualisme aspire à jouer un rôle tout à fait contraire à celui qu'on lui attribue. L’individualisme veut la solidarité, mais solidarité d'individus libres, solidarité résultant de leur bonne volonté et non imposée par la force des lois coercitives et stupides; il veut une organisation sociale où les individus ne soient enchaînés l'un à l'autre que par la communauté des intérêts, par la sympathie et non par les liens artificiels de la politique ou par les idées et préjugés à eux inculqués par des siècles d'ignorance; il veut l'individu libre et intelligent, et ceci seul suffit pour démontrer l'inanité des accusations portées contre lui.

Une chose surtout a puissamment contribué à rendre l'Individualisme odieux aux yeux d'une foule de gens, et la voici. Sans nous occuper de la genèse du sentiment moral, question sur laquelle les penseurs et les philosophes ne peuvent tomber d'accord ; sans nous demander davantage si c'est Spencer qui a raison, en attribuant cette genèse du sentiment moral à la vie sociale des hommes ou si c'est Guyau qui en voit la cause première dans la constitution biologique de l'individu lui-même, nous nous bornerons à constater que, quelle qu'en soit l'origine, ce sentiment existe, qu'il existe dans une forte ou faible mesure chez tout homme, celui-ci fût-il même tombé aussi bas que possible ; de là, chez chacun de nous, la tendance de justifier toujours, au point de vue éthique, nos actes, de donner après coup une raison au stimulant qui nous a poussé à l'action, stimulant que, par suite de l'insuffisance de sa conscience, l'homme n'aperçoit la plupart du temps pas. Aussi l'individu met-il a profit tout ce qui peut le servir dans cette direction. Ainsi, lorsque commence la décadence grecque, les riches Athéniens, pour justifier les jouissances démesurées et les plaisirs presque fous auxquels ils s'adonnent corps et âme, s'emparent-ils de la doctrine d’Épicure et en la torturant s'en font une excuse ; ils érigent leur débauche en système philosophique ; puisque la recherche du plaisir, cause et fin de la vie, est chose morale, eh bien! à nous les plaisirs!... et ils continuent à se livrer aux orgies les plus effrénées, aux gaspillages les plus scandaleux. La même chose se passe plus tard dans la Rome impériale, jusqu'au moment où, par une chute profonde et irréparable, elle expie tous les maux dont elle accabla des siècles durant l'humanité.

Le même phénomène apparaît manifestement lorsque des individus nous reportons nos investigations sur les différentes classes qui constituent une société humaine. Celles-ci aussi s'efforcent toujours de justifier leurs actions, leur conduite les unes envers les autres, seulement ces moyens de justification varient selon le temps et les circonstances, et ils ont ceci de particulier que, plus ils sont abstraits et plus ils sont efficaces. Ce fut d'abord la religion, dont les classes dominatrices se servaient pour réduire les classes dominées, pour les forcer à plier l'échiné et à se résigner. Toutes les hiérarchies antiques, les plus iniques, les plus monstrueuses, par elle sont consacrées. Quelques faits, tirés au hasard de l'histoire des différentes civilisations de l'antiquité suffisent pour démontrer l'exactitude de la thèse que je soutiens : c'est pour la gloire du Seigneur et par son commandement que les Kohanim, sacerdoce de la Judée, constituent longtemps une classe tellement privilégiée et si puissante qu'elle dispute le pouvoir à la royauté elle-même et très souvent, lorsque cette dernière commence à la gêner, la terrasse et la brise ; c'est au nom des dieux que les Brahmanes se créent une situation tellement au-dessus des autres classes qu'ils apparaissent aux yeux de celles-ci, subjuguées et dépouillées, non pas comme des hommes leur ressemblant, mais presque comme des êtres à demi-divins, extra-terrestres dont approcher serait un crime, et dont critiquer les actes serait le plus abominable des forfaits. Plus tard, c'est encore par la volonté du Dieu tout-puissant que la féodalité justifiait toutes les violences qu'elle exerçait sur la plèbe réduite à l'esclavage ; ce fut ensuite la royauté qui appuyait ses droits sur ceux de Dieu dont elle se croyait être l'émanation. En un mot, à une période plus ou moins reculée de l'histoire, c'est toujours la religion qui intervient pour justifier la domination d'une classe sur l'autre, l'exploitation et la tyrannie dont sont victimes les unes, les privilèges scandaleux et le pouvoir illimité que possèdent les autres. Mais par suite des événements, ce moyen est devenu inefficace ; le XVIIIe siècle a porté un coup redoutable à la religion ; en voulant ébranler la foi dans le monde aristocratique et instruit dont il faisait partie, Voltaire a aussi, en passant et malgré lui, touché à celle du peuple plus bas placé... Rousseau, de son côté, tout en prêchant son déisme, l'a rendu par ses raisonnements mêmes, trop accessible à l'esprit critique, condition très peu favorable à l'existence d'une foi, et je n'ai pas besoin de parler du génial Diderot et de quelques-uns de ses amis de l'Encyclopédie qui, eux, firent une guerre acharnée à tout ce qui portait le cachet du dogme et de la foi. Celle-ci, impitoyablement traitée pendant tout le XVIIIe siècle, devait donc nécessairement sombrer. Mais pendant ce temps la bourgeoisie, en escamotant la Révolution, est parvenue à se hisser au pour voir. Pour justifier ses privilèges celle-ci ne pouvait plus se servir du moyen classique, la religion, pour cette simple raison que les classes exploitées ne croyaient plus. Il fallait donc trouver autre chose.

La bourgeoisie n'y manqua pas. « La religion, dit quelque part Tolstoï, c'est la science d'autrefois, la science, c'est la religion de demain ». Ceci est parfaitement exact, même plus exact que Tolstoï ne le croit puisque la science n'est pas la religion de demain, mais elle l'est déjà d'aujourd'hui. Pour beaucoup de gens, en effet, la science est un véritable dogme ; ils y croient comme ils croyaient autrefois au dogme religieux, ils y croient au point d'accepter pour vraies toutes les absurdités et toutes les bêtises que leur débitent des charlatans, pourvu que ces bêtises et ces absurdités soient couvertes par l'égide sacrée de la science. Cela provient probablement de ce que l'homme n'est pas encore développé au point de se passer d'une croyance. Quoi qu'il en soit, la bourgeoisie a très habilement profité de cet état de choses : elle a su créer toute une pseudo-science par laquelle elle a fait l'éducation des classes par elle exploitées, et de la sorte elle a atteint deux buts qui découlent, d'ailleurs, l'un de l'autre : elle a justifié sa situation privilégiée et elle a apprivoisé les classes sur le dos desquelles elle vit. Et cette pseudo-science a d'autant plus d'avantages (pour la bourgeoisie évidemment) qu'elle n'est pas fabriquée, pour ainsi dire, de toutes pièces ; dans l'élaboration de cette science la bourgeoisie procédait autrement : elle s'emparait des données de la science véritable et en les interprétant à sa manière, elle en tirait toutes les conclusions pouvant servir ses intérêts. L’Économie politique officielle, l'histoire telle qu'on l'enseigne dans les écoles officielles, la sociologie officielle ne sont que quelques échantillons de cette pseudo-science.


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