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L'élite et la foule - Partie 1

L'humanité nouvelle : revue internationale : science, lettres et arts

En 1898, par Roberty E.

On a versé des flots d'encre à propos de ce pont-aux-ânes (dans plus d'un sens) de la sociologie moderne, qui consiste à demander si l'individu social, si la personnalité humaine joue, oui ou non, un rôle dans l'évolution historique? Des deux côtés, on ne s'est jamais bien entendu. La palme, cependant, paraît revenir de droit aux partisans de l'affirmative qui jamais ne cessèrent de se battre contre des moulins à vent. Ils ne s'aperçurent pas que leurs adversaires en avaient surtout à l'action sociale de la personnalité omnipotente, de l'individu richement doué, comme on le pensait autrefois, de libre arbitre. Par contre, les partisans de la négative perdaient volontiers de vue les traits communs qui assimilent le phénomène social, l'action simultanée de plusieurs individus, au phénomène mécanique de la composition de plusieurs forces agissant sur le même point avec des directions différentes ou semblables.

Le processus historique se peut à bon droit considérer comme une évolution impersonnelle. Non pas dans ce sens absurde du mot « impersonnel » qui élimine, qui chasse de l'histoire l'individu, la personne, mais dans cette autre signification très précise, à savoir, que toutes les personnes formant le groupe social (une patrie, par exemple) prennent directement part au processus évolutif; et, par surcroît, toutes les personnes entrent dans la composition de tous les groupes sociaux (les autres patries, par exemple) en contact avec le premier. De même tous les éléments biologiques prennent part au processus vital. Dans les deux cas, la participation est universelle et constante ; mais dans les deux cas aussi, ses degrés sont divers et variables.

Prise à la lettre, la théorie qui porte aux nues l'action de la phalange réduite des « héros », pour parler le langage de Carlyle, nous semble complètement fausse. Comme tous les jugements excessifs, elle corrompt et déforme la parcelle de vérité qui lui sert de point de départ. Elle dénature l'évolution qu'elle cherche à expliquer. Accueillie avec faveur par les esprits rares dont elle flattait l'orgueil légitime, elle conquit assez vite de nos jours la vogue. On aperçoit distinctement les traces de son influence dans la religion de l'humanité et le culte des grands hommes, institués par Comte; dans le culte des héros prôné par Carlyle et Emerson; dans les conceptions et les idées de Fichte, de Feuerbach, de MaxStirner; dans le mépris des foules enseigné par Flaubert, Renan et tant d'autres; dans les modernes théories sur l'« élite » sociale; dans les superbes divagations de Nietzsche sur le « surhomme », etc.

Le rôle social joué par l'élite doit, à première vue, nous paraître prépondérant. L'est-il en effet et jusqu'à quel point?, c'est ce qu'une sociologie future et mieux documentée que la nôtre nous apprendra sans nul doute. A coup sûr, cependant, ce rôle n'exclut pas la participation directe au processus historique, soit de la non élite en général, de l'énorme pecus squamosum qui, si volontiers, se laisse tondre par le groupe sans cesse grandissant des médiocrités habiles; soit de ce qu'on pourrait appeler l'élite à rebours, l'élite renversée, l'élite du crime dont les rangs s'ouvrent avec une facilité étonnante à toutes les catégories de conducteurs de peuples et de foules. La politique, disait déjà Montesquieu, possède, comme la mécanique, ses frottements qui changent ou arrêtent les effets prévus. Or, qu'est-ce que le frottement ou la résistance, sinon une direction mécanique contraire qui toujours arrive à se tailler une large part dans le résultat final?

Les partisans de la théorie « héroïque », se confondent, sur beaucoup de points, avec l'école des sociologues-subjectivistes dont ils ne forment, en vérité, qu'une sorte d'avant-garde. Nous avons dit ailleurs ce que nous pensions de la méthode suivie par cette école. Naïvement, les subjectivistes se glorifient d'avoir épuré ou perfectionné la doctrine reçue par eux des mains du maître ; ils croient avoir corrigé une erreur grave du positivisme initial. Ils se flattent de nous avoir ouvert les yeux sur une vérité importante et jusque là ignorée, cette vérité notamment, que les efforts individuels entrent en ligne de compte dans la somme complète des résultats sociaux ! Quelques-uns poussent l'ironie plus loin : « Croyez-vous, nous disent-ils, que l'intervention de l'individu ne soit pas un processus naturel soumis à des lois pour le moins aussi invariables que celles gouvernant l'action des masses, l'influence des milieux., etc.? » Cette attitude est significative. Une préparation philosophique et sociologique insuffisante peut seule expliquer de pareilles attaques contre un adversaire inexistant, une lutte si chaude en l'honneur d'une pure équivoque.

Les sociologues-subjectivistes, d'ailleurs, manquent absolument d'originalité. Ce n'est pas un reproche que je leur adresse, c'est un fait que je constate. Dans sa Politique, œuvre qui détacha de lui ses meilleurs, ses plus fidèles disciples, Comte inaugure déjà la méthode que les néo-subjectivistes revendiquent comme leur apport propre à l'histoire des idées sociales. Il y recommande d'édifier et il y construit un « idéal de vie collective ». Il y est hautement pratique, franchement utilitaire. Il y met au monde cet avorton : une technologie sociale précédant la théorie des sociétés. Je comprends les socialistes et les anarchistes qui font de la politique active, qui tracent des programmes, qui construisent des plans de bonheur. Ils possèdent mes sympathies. Ils font leur devoir, notre devoir à tous. Nous ne pouvons pas rester les bras croisés en face de l'injustice triomphante, nous ne pouvons pas nous laisser stupidement exploiter par les brutes ignorantes qui nous gouvernent. Les socialistes et les anarchistes sont, à ce point de vue, de précieux auxiliaires du savant dont ils raniment la confiance, dont ils exaltent le courage scientifique. Mais je refuse ma pleine estime au sociologue qui, au-dessus du souci de la pure vérité, mettrait une ambition, une soif quelconque, fût-ce celle du bonheur immédiat et le plus général! Des sophismes pareils asservirent la philosophie au mensonge. Ne leur permettons pas de venir polluer les ondes claires du savoir exact.

Les subjectivistes manifestent une incompréhension profonde du véritable esprit scientifique. Au lieu de chercher à combler le fossé qui sépare la sociologie du reste des sciences, ils s'ingénient, dirait-on, à le creuser, à l'élargir davantage. Ils épousent à cette fin les plus sots préjugés de la foule. Ne s'avisèrent-ils pas, entre autres choses, de vouloir nous persuader que la liberté de conscience, la faculté de posséder une opinion personnelle, ne pouvait exister, à la rigueur, que dans la sphère des recherches sociologiques; ou qu'une telle liberté était un pur non sens dans les mathématiques (où deux et deux font incontestablement quatre), dans la physique, dans la chimie, dans le domaine entier du savoir positif? Selon nous, la véritable absurdité consisterait à accorder la moindre valeur à cette distinction futile qui repose sur une évidente confusion d'idées et de termes. En physique, en chimie, en biologie, la conscience du savant jouit, de nos jours, d'une liberté sans bornes; mais un tel caractère précisément explique qu'on n'aperçoit pas cette liberté, comme on ne se rend pas compte de l'air qu'on respire. Dans les questions sociales (et surtout dans les questions religieuses qui, autrefois relevaient entièrement des problèmes moraux), la liberté de conscience, c'est-à-dire, en somme, le pouvoir de choisir entre telle et telle hypothèse explicative, vient au contraire se heurter contre toutes sortes de préventions et d'idées reçues.

La théorie des grands hommes, chère à l'école subjective, a trouvé récemment, dans M. Tarde, un champion moins banal que la plupart de ses défenseurs habituels. Les arguments de ce sociologue ont de la valeur, de la consistance et on éprouve quelque plaisir à les rétorquer contre lui. M. Tarde ne se paie pas de mots dont le sens lui échappe, il va directement aux idées. Selon lui, « l'évolution progressive, qui n'est ni réversible ni semblable d'une civilisation à une autre, s'opère par une suite d'anomalies individuelles dont les contraires ne jouent aucun rôle social et ne parviennent jamais à les neutraliser. Et, quand ces anomalies heureuses ont émis des initiatives fécondes, le rayonnement imitatif de celles-ci se répand parmi les individualités dites ordinaires, c'est-à-dire présentant des caractères moins tranchés — non moins précieux ni moins personnels pour cela, — et se conserve grâce, en partie, au balancement symétrique des variétés faibles incarnées dans ces individus. Par la variation dissymétrique se créent les nouveautés, par l'opposition elles se conservent. Le progrès est dû à la rupture intermittente d'un équilibre conservateur ».

Voilà qui est fort bien, la doctrine « héroïque » atteint ici une précision de vues dont elle n'est pas coutumière. Mais la controverse n'y pourra que gagner en intérêt. A mon sens, la thèse du progrès par les grands hommes est un truisme dont la véritable portée ne fut jamais clairement établie. Cette thèse ne souffre pas l'interprétation exclusive qu'on lui donne d'habitude et qui s'accorde si mal avec la complexité réelle des phénomènes sociaux. Nous en dirons quelques mots plus loin. Mais en admettant même que l'élite soit, sinon l'unique, du moins le principal instrument du progrès, s'en suit-il qu'il faille y voir aussi la véritable cause des changements sociaux? Car tel est le nœud intime du débat, et l'erreur grave que nous nous permettons de reprocher à tous les adeptes de la théorie subjective. Ils confondent le concept de « moyens » (dû à l'inversion finaliste) avec le concept de « cause ».

Cette méprise possède une longue histoire. Vénérés à l'égal des dieux, les hommes puissants furent tout d'abord tenus pour la cause vraie des mutations ou révolutions historiques qui, plus tard, à tort ou à raison, se certifièrent, dans l'opinion commune, ainsi qu'une « marche vers le mieux ». Ce point acquis, le raisonnement téléologique se déploya avec force et dans toute son ampleur. Le progrès se transforma en un but désirable et désiré entre tous; et sa cause hypothétique, l'apparition des hommes providentiels, s'affirma comme l'unique moyen d'atteindre ce but, comme l'instrument merveilleux du progrès. Cet enthymème finaliste s'ancra dans les esprits, où il s'étala bientôt ainsi qu'une vérité évidente. On perdit en même temps complètement de vue le caractère incertain et problématique de la prémisse qui lui servait de base. On s'enlisa dans le sophisme le plus vulgaire, la pétition de principe. On s'appuya de la conclusion finaliste (les grands hommes sont l'instrument du progrès), pour prouver la prémisse dépouillée de tout caractère téléologique, mais singulièrement douteuse (les grands hommes sont la cause du progrès). On aurait pu tout aussi bien retourner l'enthymème et affirmer que le progrès suscite les grands hommes. Ceux-ci seraient devenus alors un but, et le progrès — un moyen sûr de le réaliser. — Et il eût été facile de conclure que le progrès est l'antécédent inéluctable, la cause qui produit les puissantes individualités.


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