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La personnalité libre et l'individualisme de notre temps - Partie 5

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1899, par Starcke C.N.

De nos jours, cet affranchissement de la personnalité à l'égard du choix de sa vocation a fait de grands progrès. Il existe encore bien assez d'influences qui entravent et de nouveaux obstacles venant de la division progressive du travail pour rendre difficile à un ouvrier de ressentir une vocation pour ce qu'il fait, et lui donner au contraire le sentiment que son travail n'est qu'une dure nécessité. Mais plus le progrès de la civilisation mettra à la portée de ceux qui sont les moins bien partagés les valeurs de la vie familiale, plus il sera facile pour eux d'y trouver la tâche pour laquelle ils vivent, et à cause de laquelle ils se soumettent au joug pénible du travail. Et justement cette division croissante du travail et la cessation de sa valeur pour la personnalité qui en résulte, aura ultérieurement pour effet que les ouvriers se réuniront non seulement pour demander une augmentation de salaire et une diminution des heures de travail, mais aussi pour demander de devenir un peu plus l'âme de ce travail et ne plus être comme les roues d'une machine mises en mouvement par la pensée et la volonté d'un autre homme. L'exigence des ouvriers voulant avoir le droit de prendre part à la fixation des salaires, sera cohérente à celle de leur droit de participer à l'organisation du travail, et pendant la lutte pour obtenir ces droits, les ouvriers acquerront peu à peu le bon sens et l'aptitude nécessaires pour ranger la volonté individuelle et la suggestion du moment sous de plus grands problèmes communs et un but plus éloigné, sans lesquels ils ne pourraient être à la hauteur d'une tâche semblable. Les nombreux essais qui sont faits et qui ont été faits pour fonder des corporations ouvrières ont, à vrai dire, échoué pour la plupart, justement parce que l'évolution de ces qualités n'est pas encore arrivée à son apogée chez les ouvriers. Mais l'expérience qu'ils ont pu acquérir par les événements qui se sont produits ça et là en France et en Belgique les rendra plus sages, et, à la fin, ils arriveront à ce qu'ils désirent, par ce chemin, le seul par lequel le travail puisse arriver à occuper une place supérieure à celle du capital, et pendant cette évolution il se créera encore des conditions pour que le travail puisse devenir une vocation.


VI — L'affranchissement de la femme

La femme, à bien des égards, est encore, de nos jours, la moins libre pour choisir une situation dans la vie. De grandes modifications ont été apportées dans la situation des femmes pendant la dernière moitié de ce siècle, mais le mouvement en faveur de l'affranchissement de la femme n'a pas encore pu écarter les préjugés qui l'empêchent de choisir aussi librement une position que l'homme peut le faire. L'individualisme croissant semble toucher ici aux intérêts les plus chers de l'humanité: l'esprit de division, qui l'accompagne sur les autres terrains où il a fait son chemin en mettant l'individu au-dessus de la société, apparaît ici dans toute sa force dangereuse. On croit déjà voir s'ébranler la famille : les doux liens entre les époux, les tendres soins de la mère pour ses enfants vont s'effacer devant les intérêts masculins s'emparant de l'esprit des femmes.

Nous pensons qu'on a beaucoup exagéré les dangers dont le mouvement féminin menace notre société. Le nœud de ce mouvement n'est pas seulement nécessaire, une conséquence des relations économiques actuelles, il est aussi salutaire et aboutira, nous en sommes convaincu, à un progrès de notre civilisation. Mais on ne peut nier que le danger existe. Il y a dans le mouvement féminin des traits qui proclament les droits absolus de l'individu comme personnalité libre; les femmes oublient souvent que leur cause ne deviendra sacrée que si elle fait partie du grand travail social. L'émancipation, selon nous, chargera les femmes de nouveaux devoirs; elle devient nécessaire parce que les femmes sont capables de remplir ces devoirs; mais trop souvent les femmes se font l'illusion que leur émancipation augmentera leurs droits en réduisant en même temps leurs devoirs.

L'émancipation des femmes est en première ligne nécessaire, parce que l'homme ne se peut plus charger de pourvoir à leurs besoins. Or, où il existe un besoin, il est sage de laisser le champ libre, à l'individu, de faire un usage libre de ses facultés; chercher à restreindre cette liberté ne sera que pervertir l'énergie existante en la forçant d'entrer dans des voies illicites. Mais souvent les femmes demandent le libre accès des métiers de l'homme parce qu'elles les regardent comme plus intelligents et plus élevés; elles espèrent se dérober aux soins du foyer dont elles ont été chargées jusqu'ici. Il y a dans cet espoir une double illusion. D'abord le travail de l'homme n'est point d'une nature si intelligente et élevée que s'imaginent ces femmes, et ensuite les inclinations naturelles qui, depuis l'enfance de l'humanité, ont indiqué la vocation de la femme d'une manière plus précise que celle de l'homme, ne se laissent pas repousser impunément à un rang secondaire. La femme qui méprise le rôle d'épouse et celui de mère a détaché son existence de celle de l'humanité; son esprit deviendra peut-être plus masculin, mais assurément il deviendra aussi plus vide et plus mesquin.

Si nous parcourons l'histoire de l'émancipation de la femme, nous verrons qu'elle a servi la cause de la civilisation dans les contrées où les femmes ont pris part à telle ou telle grande œuvre de leur pays. La participation des femmes américaines à l’œuvre d'émancipation de leur pays et à l’œuvre d'émancipation des nègres leur a donné un juste titre à être reconnues les égales des hommes. En Angleterre le rôle pratique des femmes les a inscrites dans les rangs des citoyens actifs. Mais là où les femmes ont demandé leurs droits seulement au nom d'un principe abstrait sans se mêler à la vie sociale, elles restent encore en tutelle, et leur émancipation ne signifierait que l'abaissement de cette discipline salutaire qui fait de l'individu l'instrument de la totalité. En France les femmes ont joué un grand rôle dans les mouvements révolutionnaires, et elles ont par là lié leur nom au désordre. On n'a pas eu l'occasion de s'habituer à voir les femmes prendre place dans la discussion officielle des affaires des pays, la pratique semble y justifier la présomption que l'entrée des femmes dans les rangs des citoyens serait contraire aux intérêts du pays, parce que les femmes représentent l'élément individualiste et dissolvant de la civilisation, et parce qu'elles y seraient détournées de leur vocation naturelle.

Mesurée à un point de vue absolu, cette situation de la femme est un défaut, parce que l’œuvre sociale est privée de sa coopération directe. Mais relativement, vu les conditions du pays, la vigueur de sa civilisation ose montrer dans l'efficacité de son opposition aux idées individualistes et dissolvantes que les femmes émancipées représentent. Nous croyons que la famille comme l'État profiteraient des progrès de l'instruction de la femme et de l'indépendance croissante de son esprit, mais l'indépendance à gagner n'est pas la destruction de tous ces doux liens, qui ont toujours uni les âmes riches et douées de cette force intérieure, qui déborde les limites étroites de l'égoïsme, et transforme l'amour-propre de l'égoïste en cet amour de soi, qui ne se satisfait soi-même que lorsqu'il s'est noyé complètement dans l'absolu.

Comme l'astronomie a brisé le ciel et jeté la terre dans un abîme où elle semble disparaître comme un atome sans valeur, ainsi l'évolution de nos sociétés a jeté les individus dans un tourbillon où ils ont le sentiment de se perdre. L'horreur de l'annihilation s'empare de l'esprit. Si la terre a perdu sa valeur centrale pour le firmament, on se venge en niant la valeur de tout l'univers; si l'élément est un rien, le tout doit l'être aussi. Si l'individu ne devient qu'un élément de l'ordre sociologique, il se révolte et maudit cette société en proclamant sa propre souveraineté. On oublie que la terre est devenue globe fertile et cultivé précisément parce qu'elle n'est que cet atome insignifiant roulant autour du soleil, et on oublie de plus que l'individu est devenu cet être intelligent, cette personnalité libre et sensible, précisément parce que son existence roule autour du soleil de l'humanité.


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