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Idées concrètes et images sensibles - Partie 5

Revue de métaphysique et de morale

En 1896, par Weber L.

Toute idée est existence – de même que tout jugement est affirmation d'existence. En raison même de sa présence universelle et implicite dans l'énonciation, l'existence est, parmi les caractères communs aux idées de toute espèce, le plus difficilement isolable par l'analyse. Précisément parce qu'elle donne aux diverses opérations de l'entendement leur qualité propre, sans laquelle il n'y aurait point d'entendement, la réflexion, en en étant également pénétrée dans toutes ses parties, ne s'en aperçoit pas. Nous ne sentons pas le poids de l'atmosphère au sein de laquelle nous sommes plongés parce que tous nos organes en subissent également la pression. Mais il est des instants où, malgré l'empire de l'habitude, le tissu logique qui enferme l'esprit se déchire, et où la pensée se retire devant l'invasion de phénomènes psychiques plus rudimentaires, plus essentiels et plus anciens dans l'évolution. Une douleur aiguë, une émotion vive, par exemple, abolissent l'exercice invétéré de l'idéation, et la conscience, subitement privée de tous les schèmes idéaux qui la remplissent d'ordinaire, se retrouve seule à seule avec quelque chose qui n'est plus objet de pensée. Dans les états affectifs intenses le moi et le monde extérieur disparaissent, les idées se dissolvent et, pour un moment, l'esprit cesse de fonctionner selon le mode accoutumé des jugements et des raisonnements. Lorsqu'ensuite nous essayons de ressusciter si peu que ce soit de ces scènes violentes de la vie intérieure, il nous semble que c'est un autre que nous qui les a jouées, qui a souffert et qui a été ému. C'est que le moi de la réflexion, celui qui dit je et qui se connaît par son nom, repose sur des idées, est lui-même une idée, tandis que la conscience antérieurement affectée, retournée à la simplicité primitive, ne participait plus à cet automatisme mental par lequel se transforme en concept toute réalité. Quand la vie est en péril, la conscience, avant de s'anéantir, est bouleversée de fond en comble; le roc des habitudes intellectuelles qui la soutenait durant les périodes de calme relatif et qu'on croyait inébranlable s'émiette alors en un sable mouvant, et elle redevient sensation, émotion pures.

Il est donc illusoire de rechercher dans l'expérience interne la source de l'identité logique qu'il a été impossible de découvrir dans la perception extérieure. Les états de conscience qui ne s'extériorisent naturellement pas et la trame continue des sensations sourdes qui constituent le sentiment permanent de la vie (cénesthésie), la mémoire organique qui détermine l'appréhension vague d'une identité subjective se prolongeant à travers les événements sont des éléments de conscience différant originairement de l'idée du moi et de la personne au moins autant que les perceptions et la mémoire des images diffèrent de l'idée du monde extérieur et des choses existant en dehors du moi. Dans le champ des phénomènes internes, l'identité logique procède d'une activité extrinsèque et surajoutée, aussi bien que dans celui des objets externes. Ici encore, la pathologie, quand on la consulte, ne prouve pas ce qu'on lui demande de prouver. Les observations des troubles de la mémoire et des métamorphoses du moi portent sur des ensembles trop complexes pour qu'on puisse en déduire, que l'affirmation d'un moi identique est directement fondée sur la mémoire des sensations de la vie organique. De même que les images et les perceptions, les données sensibles internes se réfractent à travers le prisme de l'idéation. Avant de se traduire en paroles, et pour pouvoir l'être, les phénomènes sont préalablement marqués du sceau de l'entendement et se moulent, en quelque sorte, dans la forme logique de l'existence; aussi n'observe-t-on jamais que des événements dont la nature brute a été recouverte du voile de la pensée et de l'énonciation. Les sujets parlent de leur moi comme ils parlent des objets. Ce sont des idées qu'ils transmettent, partant des synthèses compliquées et artificielles, non des sensations pures, non des états de conscience intacts, simplement réductibles à la qualité, à l'intensité et à la durée.

Le moi est une idée, de même que le monde extérieur. Il n'y a pas de moi profond distinct du moi ordinaire, si l'on entend par ces mots tout en partie des événements qui échappent à la connaissance par notions et concepts. C'est là une locution vicieuse du même genre que « le monde extérieur, hallucination vraie »; car qui dit moi, dit affirmation d'existence ou jugement, et, par suite, exercice de la pensée. Aucune raison, d'ailleurs, n'incline à supposer que, parmi les états de conscience, ceux qui appartiennent au groupe subjectif soient plus aptes que ceux du groupe objectif à revêtir la forme d'existence qu'implique l'identité logique. Pas plus que les images sensibles, le sentiment de vivre ne possède en lui-même et à l'origine la faculté d'être, en dehors des conditions d'espace et de temps. Comme elles, il a besoin de subir l'activité intellectuelle afin de pouvoir donner naissance à l'idée, d'un moi distinct et substantiel. Mais l'existence du moi, ainsi que celle des objets extérieurs, choses et phénomènes, sont les formes mêmes des idées qui leur correspondent; le moi et les objets extérieurs n'existent qu'autant que ces idées ont pris consistance dans chaque esprit, et leur réalité particulière dépend en dernier lieu des habitudes mentales établies par la communication des esprits au moyen de la pensée discursive.

Leibniz demande quelque part: « je voudrais bien sa voir comment nous pourrions avoir l'idée de l'être si nous n'étions nous-mêmes des êtres et ne trouvions ainsi l'être en nous. » En fait, nous ne trouvons pas plus l'être en nous qu'en dehors de nous; nous dégageons l'être des opérations de la pensée, et, dès que nous possédons une idée, digne de ce nom, nous avons en même temps l'idée de l'être. Maintenant, cette apparition d'une qualité nouvelle venant transformer radicalement la réalité sensible demeure inexplicable et on ne peut que la constater. Il en est ainsi de tous les événements psychologiques. Explique-t-on davantage pourquoi les excitations du nerf optique produisent des sensations lumineuses, étendues et colorées, et celles du nerf auditif des sensations sonores ?

L'existence logique étant la forme de la conscience intellectuelle, son idée découle de la notion des objets quels qu'ils soient, et le moi n'est pas plus privilégié à cet égard que les éléments composant le monde extérieur. Tout ce qui est pensé démontre également la vérité de l'être. Il s'en suivrait que le cogito cartésien, bien qu'exprimant de la façon la plus frappante cette loi suprême de la pensée, ne devrait pas avoir la signification qu'on lui attribue généralement. On l'a considéré comme un enthymème le syllogisme complet étant tout ce qui pense est: je pense, donc je suis. Des aveux de Descartes lui-même il ressort que c'est, à peu de chose près, le sens que lui a donné son auteur. Le fait de penser implique et démontre l'existence du sujet pensant. « Pour penser, il faut être », dit-il, en réponse aux objections sur la pétition de principe que renferme le cogito et qui apparaît lorsqu'on le recompose en syllogisme. De ce point de vue subjectif, il est donc impossible d'arriver à la certitude en partant du doute absolu.

Mais le cogito est susceptible de recevoir une autre interprétation. On doit y voir, croyons-nous, l'expression d'une loi psychologique, en échange de l'affirmation d'une vérité certaine et évidente. Penser est une action transitive plutôt qu'un état; on ne pense pas sans penser quelque chose, et c'est l'objet pensé qui fonde la démonstration de l'être parce qu'étant pensé il ne l'est que sous le couvert de la forme d'existence. Le cogito s'analyserait donc ainsi : je pense synonyme de « il y a des choses » – je me pense, donc je suis une chose existante. Cogito renferme me cogito, qui équivaut à sum. Telle est l'interprétation psychologique. Elle paraît plus conforme au développement historique des fonctions de la connaissance. Les hommes n'ont, en effet, pas attendu que la réflexion mit en lumière l'acte de la pensée pour affirmer avec certitude l'être; ils l'ont affirmé dès qu'ils ont conçu des objets auxquels ils ont donné des noms, et c'est dans le complément du verbe penser, non dans le sujet que gît l'idée de l'être. Ne voyons-nous pas les enfants, avant d'apprendre l'usage des pronoms, parler d'eux-mêmes à la troisième personne et se désigner par leur nom? Ils n'en ont pas moins la notion de leur moi comme d'une chose existante, d'un être réel mais, entre cette notion claire et la masse obscure des sensations subjectives et des affections, un rapport intime s'est établi peu à peu, du genre de ceux qui relient les images et les percepts aux idées concrètes, particulières et singulières.

Se replier sur soi-même, c'est-à-dire interroger le sens intime et la conscience intuitive que l'on a de sa vie et de sa propre activité, affective ou volitive, perceptive ou intellectuelle, ne procure au philosophe aucun gage de certitude plus certaine que celle que contient implicitement la notion de n'importe quel objet du monde extérieur. Car si l'on demande une preuve quelconque à un fait de conscience, si on l'érige en critérium de vérité, on le pense à titre d'idée et on le dénature en lui conférant l'existence logique. Mon effort volontaire, ma conscience morale, mon aspiration vers le bien, l'idée de l'infini et du parfait, ou, finalement, ma pensée même conçue abstraitement ne sont pas des bases plus solides d'une ontologie que l'idée concrète la plus simple et la plus commune. Cette assertion banale « il y a des choses » exprime donc la réalité de l'être aussi fortement que les axiomes des métaphysiciens. En ce sens, toute idée, par l'existence logique dont elle est inséparable, est vérité évidente et critérium de certitude. Et il devient inutile de pousser la réflexion au delà du premier degré d'affirmation impliqué dans l'idée concrète; affirmer l'existence d'une chose dispense d'affirmer l'existence soit du moi qui pense cette chose, soit de la substance dont les choses ne seraient que les accidents.

Notre esprit vit ainsi au milieu des idées, et les événements ne déterminent apparemment son action dans ce qu'elle a de concevable et d'explicable qu'en se transformant en idées et en êtres. C'est aux idées que s'applique le langage; c'est sur les idées que portent les jugements et les raisonnements explicites. Bien que les images résultant de la perception soient loin d'être elles-mêmes des données, immédiates de la sensibilité, et que, dans les procédés de la perception, l'analyse retrouve en germe les opérations du raisonnement discursif, de telle sorte qu'on a pu définir l'esprit « une chose qui raisonne », cependant l'esprit humain, en créant les êtres qui sont les idées, monnaie courante des échanges entre les consciences, en s'appuyant sur l'existence logique pour tout conquérir, s'est plus qu'aucun autre éloigné du monde sensible. Il n'y rentre que par accident, quand les idées lui font défaut, ou quand une sensation intense vient subitement interrompre le cours de sa vie ordinaire. Il est donc plus qu' « une chose qui raisonne », il est une « chose qui pense », c'est-à-dire qui s'entoure d'êtres, agissant sur lui et subissant ses réactions.

Ce qu'on appelle monde extérieur, le monde des êtres et des événements réels, se compose d'idées signifiées par des mots, de la même manière que le monde idéal des concepts et des abstractions; et, de l'un à l'autre, la différence réside principalement dans le degré de liaison avec les sensations, les perceptions et les images. La réalité sensible est autre; plus vaste et plus restreinte à la fois, elle est présente dans tout fait de conscience, mais, fugitive et inaccessible, elle s'efface pour faire place à l'être existant, symbole logique, chaque fois que le fait de conscience devient objet de pensée, une chose ou une idée. Le réel est partiellement inconnaissable parce que la connaissance superpose une réalité mentale à la réalité qu'elle veut atteindre, et le connaissable est aussi réel que l'inconnaissable, seulement sa réalité n'est pas l'entière réalité. Nous ne connaissons rien en dehors de l'être; or, ce que nous sentons, ce que nous éprouvons, ce qu'en un mot nous vivons, étant antérieur à l'idéation, ne peut être connu. Il n'y a donc pas à espérer qu'une « science du réel » vienne à découvrir un jour ce qui se dérobe à la connaissance scientifique en général, et il n'y a pas de réalité cachée qui puisse être saisie intellectuellement par d'autres méthodes que celles de la science ordinaire. Aucun scepticisme, par conséquent, ne saurait naître de cet idéalisme qui englobe tout ce qui existe dans les notions et les concepts; car si l'on doute d'une vérité, on lui substitue une autre vérité, révélable, par définition, puisqu'elle est vérité, et si l'on suppose qu'on a une connaissance fausse et incomplète, on fait intervenir la pensée d'une connaissance vraie et complète, toujours possible, logiquement, puisqu'on la définit comme connaissance. Mais le réel inconnaissable ne peut être vérité parce qu'il ne peut être pensé et que, par suite, il n'existe pas logiquement. Aussi n'y a-t-il pas à craindre de le voir devenir un motif de doute systématique, car il est impossible de le mettre en balance avec le contenu actuel ou futur de la connaissance. Il n'est pas inconnaissable par impuissance ou par défaut de la connaissance; il l'est par essence, et il faudrait que la connaissance ne fût pas ce qu'elle est pour qu'il devînt connaissable.

Ce réel inconnaissable n'a rien de commun avec les schèmes ultimes que l'on obtient en dépouillant les concepts des attributs qui les déterminent et les conditionnent, sauf de celui d'existence; il n'est ni la Substance, ni la chose en soi, ni l'Absolu, vers la contemplation desquels tendent les efforts de la spéculation ignorant la critique. Ce n'est pas parce qu'il est hors de la portée de notre intelligence et de notre raison que nous ne l'atteignons pas, mais parce que notre intelligence et notre raison se réalisent elles-mêmes suivant une forme qui l'exclut.

Ce réel inconnaissable, c'est le sensible donné dans la conscience avant que l'idéation lui ait imposé la forme logique de l'existence. Notre vie ne s'écoule pas uniquement et exclusivement à penser, à réfléchir sur les choses et sur nous-mêmes. Nous sentons d'abord, et nous vivons ensuite aussi une vie d'émotions, d'affections et d'appétits. Ces modalités psychiques indéniables, les idées les symbolisent, les représentent ou les signifient, mais elles ne les remplacent point. Nous agissons, et les actes mêmes, dans leur développement, sont insondables et ineffables; les idées n'en saisissent que les antécédents et les conséquents; elles n'en atteignent pas le devenir. Que la pensée-soit un facteur essentiel de l'action, cela est certain; mais qu'elle soit toute l'action, nous le nions.

L'activité vivante se déroule ainsi à côté de la pensée qui lui donne l'être, et sa réalité connaissable n'est qu'un reflet de sa réalité inconnaissable. Sentir n'équivaut pas à juger, comparer et nommer les sensations, ni agir à réfléchir sur les actes, à peser les motifs et à prévoir les résultats; autrement dit, le réel n'est pas adéquat à l'être. Et dans le domaine de la conscience objectivée par la perception, les êtres et les choses posés par la pensée n'étant que des symboles de relation, règlent et préparent notre activité extérieure, mais ne la déterminent pas tout entière. Ce n'est pas seulement par la science que nous nous étendons hors de nous, et il nous est permis de croire que la partie des énergies ambiantes qui demeure à jamais soustraite à la connaissance et au discours n'est pas un pur néant. C'est pourquoi il est parfois possible de communiquer avec le réel et de s'harmoniser avec lui sans chercher à le connaître, à le comprendre et à l'expliquer. Les passions, les sentiments moraux et les émotions esthétiques nous fournissent des moyens d'action d'une efficacité évidente et unanimement accordée, mais que leur nature même interdit d'exprimer et d'enseigner à autrui. De là leur apparente inutilité. Mais s'ils ne nous servent pas à nous rendre maîtres par le savoir de ce qui ne peut qu'être objet de science, ces moyens nous permettent peut-être de nous approcher davantage de la réalité irréductible à l'idée et à l'être, dont la connaissance, à mesure qu'elle se perfectionne et progresse dans la voie qu'elle s'est tracée, nous éloigne de plus en plus.


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