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Idées concrètes et images sensibles - Partie 2

Revue de métaphysique et de morale

En 1896, par Weber L.

Le nom générique, comme l'a dit Taine, résume une tendance, et la compréhension du nom, le fait de lui attribuer une signification peuvent se définir, au point de vue psychologique, l'éveil de cette tendance, le déclenchement du mécanisme cérébral agencé par les associations d'idées antérieures. Il en est de même du nom, propre désignant un individu singulier. Si je cherche ce qui se passe en moi quand je pense à une certaine personne, je trouve d'abord que j'ai conscience d'un nom et d'une image sensible; mais ce résultat ne saurait me satisfaire, car je pressens que ni le nom, ni l'image ne sont le fondement radical de la notion qui s'est formée en mon esprit, car penser à quelqu'un ce n'est penser ni une image, ni un nom. D'autres événements plus obscurs se déroulent, souvent tout à fait ensevelis dans les profondeurs de l'inconscient, qui constituent les éléments générateurs et les facteurs indispensables de la notion, et où l'analyse découvre une multitude de rapports et d'associations établis auparavant, à l'occasion de la perception de la personne désignée et, en même temps, d'une quantité d'autres individus, tantôt réellement perçus et reconnus comme existants, tantôt imaginés et conçus comme possibles.

Telle parait être la nature psychologique d'une idée singulière, de l'idée de M. X., par exemple. L'objet y est centre de rapports et soutien d'associations coordonnées et organisées, rapports et associations institués en vertu des modes variés de l'activité du sujet pensant. Il est malaisé de traduire le phénomène en langage de représentations, car il y échappe par sa constitution même, appartenant à une classe de faits d'où la contemplation désintéressée de la conscience est presque toujours exclue. Néanmoins, il est permis d'espérer que la psychologie expérimentale apportera des éclaircissements sur, ce sujet. Récemment, M. Binet, dans une enquête touchant la mémoire visuelle, a découvert chez les joueurs d'échecs qui jouent « sans voir » une manière de se représenter les pièces de l'échiquier beaucoup plus voisine des opérations intellectuelles que de la représentation sensible. Ce sont des schèmes abstraits et non simplement des images étendues et colorées que les joueurs disposent et font mouvoir sur l'échiquier imaginaire où ils jouent. Ils pensent les rapports qui définissent les propriétés géométriques et dynamiques de chaque pièce plutôt qu'ils n'en voient les qualités physiques. Ces dernières images sont l'accessoire, et le principal est cette conscience spéciale de rapports qui se rapproche davantage des sentiments de mouvement et qui vise surtout l'action.

Observation précieuse et pleine d'enseignements pour le cas qui nous occupe. Le joueur d'échecs, dans son jeu, le causeur, dans sa conversation, se servent mentalement, l'un d'une pièce idéale et schématique, l'autre d'un personnage idéal et schématique. Ce sont là des instruments, des organes, dont le rôle est surtout pratique et dynamique, comme celui des concepts dans les plus hautes spéculations, voire les plus désintéressées et les plus inutiles en apparence. Psychologie des grands calculateurs et joueurs d'échecs. On s'explique mieux, en outre, comment les idées concrètes prennent naissance. Elles ne sont pas un résidu des perceptions proprement dites; elles sont la trace des actions dont les objets sont cause et but; elles synthétisent notre attitude vis-à-vis d'eux et marquent l'intérêt pratique que nous leur portons. Ainsi des concepts, qui sont des formules résumées d'expériences nombreuses et des règles condensées de conduite possible. L'idée singulière se forme et se compose comme l'idée générale et abstraite; elle est, au fond, de même nature.

Par là se trouve en même temps réfutée l'assertion suivante de Rëid « Les noms propres signifient des individus et non des idées. Un nom propre ne signifie que l'individu dont il est le nom, et, quand nous l'appliquons à l'individu, nous n'affirmons et nous ne nions rien de lui. » Sans doute, on peut penser à un individu sans prononcer aucun jugement explicite, mais le fait même de le penser et d'attribuer à son nom une signification suppose une multitude de jugements virtuels non énoncés, demeurés en puissance et qui n'attendent qu'une occasion pour passer à l'acte. Une idée singulière est comparable à un réservoir d'idées générales; ce que les logiciens expriment en disant qu'un objet singulier est sujet possible d'un nombre indéterminé d'attributs, et complément possible dans un nombre indéterminé de propositions. Mais si les idées générales sont la matière de l'idée singulière dont le vocable, sans elles, se réduirait à un son dépourvu de sens, à un flatus vocis, elles n'en sont point la forme; elles sont incapables de lui conférer l'identité logique d'où dérive sa réalité mentale indépendante et sui generis.

Lorsqu'entre amis assemblés, on parle d'une personne absente, les idées générales qu'évoque son nom, autrement dit les attributs qui se pressent alors dans l'esprit de chacun, les associations et les rapports divers qui entrent en jeu apparaissent groupés et liés d'une manière déterminée, ou, plus exactement, comme uniformément nuancés et fondus dans une teinte spéciale qui empêche toute méprise et toute confusion. Le nom éveille d'abord des tendances et des habitudes communes qui disposent les esprits à adopter un rythme collectif et à se régler les uns sur les autres, comme les horloges auxquelles Leibnitz fait allusion. Mais le mode même du rythme et sa qualité propre, qui correspondent, dans le langage de l'explication logique, à l'objet en soi, isolé de toute détermination, soustrait à toute contingence, et nécessairement identique, quel que soit l'esprit qui le pense, ne proviennent ni des tendances ni des habitudes, et ne se laissent jamais décomposer en éléments psychologiques plus simples ou plus généraux. Chacun sait de qui il est question, de M. X., qui est M. X. et nul autre. Si cette identité de l'objet qui, par essence, ne saurait être approximative, et est, aussitôt conçue, parfaite, reposait seulement sur la similitude des dispositions mentales individuelles et sur l'homogénéité des habitudes particulières, en premier lieu nécessaires à la communication des consciences, on ne s'expliquerait guère son caractère idéal, qui est celui d'un absolu, en dehors du monde sensible et des déterminations d'espace et de temps.

Certes on a le droit de prononcer ce mot, absolu, même à propos de la plus humble et de la plus concrète des idées de choses particulières et tombant sous les sens. La notion d'un individu, en tant qu'objet singulier conçu et non simplement perçu, échappe aux contingences sensibles et se suffit à elle-même. Que M. X. soit présent ou absent, qu'il soit mort depuis longtemps ou qu'il vive aujourd'hui, qu'il ne soit même qu'un personnage fictif, tel qu'un héros de roman, peu importe en tant qu'objet intellectuel, il existe pour tous, partout et toujours identique à lui-même. A vrai dire, la question de savoir s'il est réel, s'il existe ou a existé effectivement, est autre et ne se rapporte qu'indirectement à l'idée qu'on s'en fait. Dès que nous le pensons, il existe, il est identique à lui-même, différent de tout ce qui n'est pas lui, et cette existence logique, pour l'esprit qui la pense, est le fondement primitif sur lequel s'édifie l'idée, la force organisatrice qui en coordonne les multiples éléments et les combine en une synthèse. Au point de vue psychologique, à titre d'événement mental, envisagé du dehors, il y a là quelque chose d'étranger et d'irréductible à la simple perception, et dont il serait, d'ailleurs, a priori contradictoire de rechercher la cause dans une combinaison d'éléments plus complexes, tels que les idées générales, attributs possibles de l'être singulier. Une fonction nouvelle se manifeste, dès qu'une idée se constitue; c'est la fonction qui fonde l'existence logique dont est revêtue la notion et qu'ignore la perception.

Au point de vue logique ou discursif, il n'y a rien à dire touchant l'existence de l'objet pensé, si ce n'est qu'on la reconnaît ou qu'on en prend conscience. C'est pourquoi la méthode logique, utile pour expliquer et analyser la signification des concepts, ne convient plus quand on veut en apprécier la nature et en décrire la formation. Là elle aboutit à des tautologies. Le problème des idées doit donc être traité psychologiquement, c'est-à-dire qu'il faut considérer les idées, sans se préoccuper de leur contenu, comme, des événements, des phénomènes mentaux d'un certain ordre, et en déterminer les ressemblances et les différences avec les autres phénomènes de l'esprit, sensations, perceptions, émotions, volitions, etc. Le nom générique, comme l'a dit Taine, résume une tendance, et la compréhension du nom, le fait de lui attribuer une signification peuvent se définir, au point de vue psychologique, l'éveil de cette tendance, le déclenchement du mécanisme cérébral agencé par les associations d'idées antérieures. Il en est de même du nom propre désignant un individu singulier. Si je cherche ce qui se passe en moi quand je pense à une certaine personne, je trouve d'abord que j'ai conscience d'un nom et d'une image sensible; mais ce résultat ne saurait me satisfaire, car je pressens que ni le nom, ni l'image ne sont le fondement radical de la notion qui s'est formée en mon esprit, car penser à quelqu'un ce n'est penser ni une image, ni un nom. D'autres événements plus obscurs se déroulent, souvent tout à fait ensevelis dans les profondeurs de l'inconscient, qui constituent les éléments générateurs et les facteurs indispensables de la notion, et où l'analyse découvre une multitude de rapports et d'associations établis auparavant, à l'occasion de la perception de la personne désignée et, en même temps, d'une quantité d'autres individus, tantôt réellement perçus et reconnus comme existants, tantôt imaginés et conçus comme possibles.

L'idée de chose particulière est, avons-nous dit, avant toute détermination, et d'une manière formelle, position d'existence logique, ou, si l'on préfère, existence même, selon le point de vue extérieur ou intérieur, d'action ou de fait signifié. Toute notion, singulière, particulière ou commune, définie comme activité d'un certain ordre, commence par poser une existence régie par le principe d'identité. La forme qu'elle imprime à son contenu et qui le synthétise en une unité cohérente répond à la catégorie de l'existence, à l'abri des hasards de la perception, déliée des entraves de la durée et échappée aux localisations spatiales; cette catégorie ne peut recevoir d'autre nom que celui d'existence logique, être des métaphysiciens. Ainsi, toute idée est existence.

Dans l'histoire de la vie mentale, la notion de choses ne s'est formée que longtemps après que la perception extérieure eut peuplé les mémoires individuelles de percepts variés et complexes. L'acquisition des idées et celle du langage sont deux faces d'un même progrès que l'espèce humaine, parmi tous les vivants, a très probablement été seule à réaliser; progrès essentiellement social, qui fait tomber les barrières entre les consciences. Parole et pensée sont, en effet, des fonctions collectives et sociales, tandis que la perception concerne plus exclusivement l'activité individuelle. Dans l'exemple pris au début et dont nous nous sommes servis pour conduire jusqu'ici la discussion, la différence qui, sous ce rapport, sépare la perception de l'idéation, apparaît avec évidence. Si le nom n'était qu'un signe d'images et qu'une occasion d'en susciter, par quel lien les esprits s'uniraient-ils ? Tout au plus réussiraient-ils à confronter les impressions fugitives que la mémoire ressusciterait un instant et les simulacres suggérés par la fantaisie, images imparfaitement semblables dans l'ensemble et parfois inconciliables dans les détails. On voit aussi qu'une idée d'objet singulier ne se laisse résoudre qu'incomplètement en idées générales agrégées de telle ou telle façon; car il reste encore à tenir compte du ciment qui les relie. Un nom propre d'homme évoque, il est vrai, tous les attributs de l'homme en général et des différentes classes de l'humanité, avec les rapports que ces idées renferment et les habitudes qu'elles représentent en chaque esprit. Mais, si voisines que soient les dispositions mentales individuelles que développent ces idées et quelque irrésistible que soit alors la tendance qui porte les esprits à vibrer à l'unisson, l'identité logique, par laquelle plusieurs pensent un même et unique objet, étant donnés les modes nécessairement différents, parce qu'individuels, suivant lesquels s'effectue l'acte de penser, ne serait point obtenue. Elle l'est grâce à une fonction psychologique distincte, la fonction fondamentale de la pensée discursive, qui institue, pour toute idée désignée par un nom, l'existence logique par laquelle s'affirme l'être.


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