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Idées concrètes et images sensibles - Partie 1

Revue de métaphysique et de morale

En 1896, par Weber L.

On sépare communément les êtres, les choses et les faits réels des idées, et, par idées, on entend d'ordinaire l'idée générale et abstraite, ou concept. Cependant les objets réels ne sont pas seulement des objets de perception et ils ne correspondent pas qu'à des images dans l'esprit; ce sont aussi des objets dépensés, de même que les concepts, et, comme eux, ils correspondent à des idées, les idées concrètes.

Les idées concrètes sont des idées particulières. Nous voulons dire par là qu'elles résument nos expériences à l'égard d'objets déterminés et perceptibles, considérés sous le rapport de leurs caractères distinctifs, et indépendamment des caractères qu'ils possèdent en commun avec d'autres objets. Or, parmi ces idées, il en est qui sont au plus haut point douées de la propriété de distinguer et d'isoler leur objet; ce sont celles que l'on peut appeler idées singulières, qui se rapportent à des objets réels et singuliers, uniques de leur espèce, les idées dénotées par les noms propres. Elles méritent un examen tout particulier. Si l'on recherche, en effet, par quoi elles se distinguent des images sensibles, avec lesquelles elles sont néanmoins en relation presque immédiate, on découvrira, peut-être plus aisément qu'en s'adressant aux idées désignées par les noms génériques, déjà abstraites et générales, la raison et la nature véritable de la différence psychologique entre la perception et l'idéation.

Mais, dira-t-on, peut-on admettre qu'il y ait des notions singulières, et cette expression n'est-elle pas contradictoire dans les termes ? Ce que vous appelez ainsi ne se compose-t-il pas visiblement d'une image sensible associée, d'une part, à un nom, et, d'autre part, à des idées générales? L'image, élément primitif du groupe, serait avec le nom tout ce qui constitue la singularité de l'objet pensé, et le surplus du phénomène mental, s'il est présent à la conscience, consisterait dans la présentation simultanée des idées d'espèces, de genres et de classes dans lesquels rentre, suivant les attributs que l'on envisage, l'objet singulier désigné par le nom. L'idée singulière et concrète n'est donc idée que parce qu'elle est aussi, à un certain degré, idée générale et abstraite. Quand je pense, par exemple, à mon ami Paul, je pense à un ami, à un Français, à un homme, à un être vivant, etc. A l'image sensible singulière que son nom éveille en moi s'adjoignent des idées plus ou moins générales, mais la singularité de l'état mental dont j'ai conscience en pensant à lui réside dans l'image seule, et cet état ne diffère des simples représentations que par le groupe d'idées qui le composent en partie et qui lui assignent le caractère intellectuel d'une notion.

A s'en tenir à ce premier aperçu, il semble que les idées singulières, comme telles, n'existent pas, car aucun objet n'est rigoureusement singulier, l'esprit ne distinguant des différences qu'à la condition d'apercevoir des ressemblances. C'est seulement dans la mesure où il est assimilable à d'autres qu'un objet est pensé et connu, et dans la mesure où elle est générale et commune que son idée existe en tant qu'idée. Toutefois, le problème est si complexe qu'il serait imprudent de se contenter de pareils arguments, aussi succincts, et de se prononcer avant d'avoir essayé une analyse plus approfondie. Examinons d'abord le cas suivant très fréquent dans la pratique et sur lequel le lecteur pourra réfléchir à loisir en consultant sa propre expérience.


I

Plusieurs personnes sont réunies et mutuellement engagées dans une conversation. Il leur arrive de s'entretenir d'un personnage absent, M. X., avec lequel les unes se sont déjà trouvées en relation directe, qu'elles ont vu et auquel elles ont parlé, et que les autres ne connaissent, comme on dit, que « de nom », tout en étant suffisamment au courant de sa situation et de ses agissements pour pouvoir s'intéresser à lui. Chez tous les assistants, pour peu que la conversation se prolonge et s'anime, le nom de M. X. ne tardera pas à faire naître une image de sa personne, souvenir réel ou invention de l'imagination. Chez les premiers, l'image résultera des perceptions antérieures que sa personne aura provoquées. Variable selon les individus et les circonstances, elle reproduira les percepts en accentuant plus spécialement tel geste, telle attitude, tel trait de la physionomie ou tel détail du costume; peut-être même l'image visuelle se doublera-t-elle d'une image sonore; on croira entendre parler, on évoquera le timbre de voix, etc., bref, une multitude de souvenirs que ne relie au moment même aucun lien objectif, à part le nom, entreront en jeu et s'agiteront dans les consciences.

Et chez les seconds que se passera-t-il? Le nom suggérera aussi une image sensible. Ils se représenteront plus ou moins nettement un homme déterminé que leur imagination leur fournira dès l'instant, ou que le souvenir d'une figure antérieurement imaginée, lorsqu'on leur avait déjà parlé de M. X., leur offrira de nouveau. Une association se créera ou se renouvellera entre le nom, simple image verbale, et une représentation remplaçant le souvenir réel. Cette association, on peut l'affirmer, se produit presque toujours et spontanément. Dès que nous nous intéressons à quelqu'un, nous nous en figurons un simulacre, nous nous forgeons un type concret qui tient lieu des perceptions que ce quelqu'un aurait pu effectivement susciter en nous. Souvent même, la fiction devient si intense qu'elle ne disparaît pas tout de suite au contact de la réalité et qu'elle entre en conflit avec elle. Voyez, notamment, ce qui advient quand les enfants apprennent l'histoire, quand, encore jeunes, nous lisons Plutarque, quand le public se passionne pour un homme célèbre. Chacun se façonne à sa guise une image du héros qui l'émeut et tient bientôt plus à sa fiction qu'à la réalité. Et c'est un véritable désappointement qui se manifeste lorsqu'ensuite on découvre un portrait authentique du grand homme de jadis ou lorsqu'on rencontre le contemporain illustre. « On se l'était figuré autrement », expression fréquente de la désillusion qui se produit alors et qui prouve assez la force de l'association entre le nom et l'image spontanée; celle-ci refusant de céder la place à la perception rectificatrice.

Dans l'exemple choisi, nous admettrons donc, sans craindre de démentis expérimentaux, que chacun, en pensant à M. X., a dans la conscience, en plus du nom, une image sensible, faible ou forte, indécise ou précise, mais présente, et révélable à l'attention qui la renforce. Le nom propre n'a que la valeur d'un signe. Il est le premier terme d'un couple, dont le second terme — jusqu'à présent le plus important — est une image. De même, le cri d'une chouette ou le sifflet d'une locomotive entendus dans la campagne éveillent l'image d'un oiseau à tète ronde ou d'un train en marche. Or ce second terme, variable avec les individus, n'entre évidemment pour rien, à moins que chacun des interlocuteurs ne le décrive oralement, dans l'exercice collectif des esprits, dans leur communication mutuelle, d'où procèdent une action et une réflexion communes dont M. X. fait l'objet. Bien plus, sa description serait plutôt une cause de malentendu. Au cours de la conversation, chacun sait, en effet, parfaitement de qui il est question, et tous s'entendent à merveille chacun connaît directement ou indirectement M. X., et ce savoir commun, qui permet l'exercice collectif des pensées individuelles, qui forme le terrain neutre où elles se rencontrent, agissent et réagissent les unes sur les autres, sur lequel l'accord et la discussion sont possibles, les images que nous avons signalées l'entraveraient plutôt qu'elles ne le favoriseraient, par leur indéfinie diversité de qualité et d'origine. L'idée de M. X., d'un être singulier et concret, qui hante tous les assistants, et qui installe, en quelque sorte, au milieu d'eux, un personnage absent, n'est point cette figure particulière et dotée de qualités individuelles, simulacre dont la réalisation dans la conscience dépend de mille hasards. L'idée ne se réduit pas non plus au vocable seul. Personne, parmi les nominalistes les plus endurcis, ne se risquerait à l'affirmer; on peut bien soutenir la thèse nominaliste au sujet des idées générales et abstraites; mais, lorsqu'il s'agit d'un objet concret et déterminé entre tous, son absurdité se passe de commentaires.

On voit ainsi que, s'il est vrai que j'ai une idée de M. X., une notion singulière, ce n'est pas à l'image de sa personne physique que je la dois. Il y a loin de la perception, réelle ou imaginaire d'un objet, opération essentiellement individuelle, à la connaissance du même objet, sur laquelle tout le monde tombe ou tombera tôt ou tard d'accord. Sans doute, entre toutes ces images, on pourrait trouver autant de ressemblances dans l'ensemble que de différences dans les détails, et il y a peut-être quelque exagération à ne considérer que les différences; mais il ne faut pas oublier que le nom, lui, n'évoque pas un homme quelconque, mais un homme déterminé. L'objet de pensée est identique, les images ne le sont pas, et cela suffit pour que l'objet, en tant qu'objet, n'ait rien de commun avec les images.

Cette identité de l'objet pensé qui est la condition nécessaire pour que les interlocuteurs se comprennent mutuellement, et grâce à laquelle plusieurs personnes attribuent à un nom propre une même signification, n'étant pas sensible, est donc intellectuelle et idéale. D'où un premier résultat: l'idée singulière possède une réalité indépendante de l'image. Reste à chercher maintenant quelle est la nature de l'idée elle-même. Peut-être se résout-elle en idées générales particulièrement groupées.

Il est clair, assurément, que les idées générales sont d'une importance extrême dans le fait de la conversation. Sans elles on ne s'entendrait pas; pas un membre de phrase, pas une proposition n'auraient de sens s'ils n'étaient logiquement applicables à d'autres hommes qu'à M. X. Pour tous ceux qui le connaissent et qui en parlent, celui-ci est pensé à titre de cause, cause efficiente et cause finale, centre d'actions sur eux et but de réactions venant d'eux, ce qui implique des idées générales. Les caractères et les facultés qu'on lui reconnaît, les démarches qu'on lui prête, les relations dans lesquelles on le fait entrer, les actes qu'on suppose qu'il exécute vis-à-vis de nous ou qu'il provoque de notre part, ne sont que des éléments plus ou moins généraux et plus ou moins abstraits, parce qu'ils ne sortent pas du possible et que le possible se construit avec le souvenir du réel généralisé et dégagé des faits particuliers, c'est-à-dire abstrait.

On ne peut donc pas penser même un objet exactement déterminé et singulier sans le considérer sous un aspect général, comme un substrat de rapports généraux car les rapports multiples dont cet objet est le centre, de direction centripète ou centrifuge, vers lui ou vers nous, ne sont pas, ne peuvent pas être singuliers. L'essentiel, dans l'opération, n'est pas l'image, mais le faisceau de rapports. C'est parce que le nom évoque en chacun le souvenir plus ou moins conscient d'actions antérieures, les unes effectivement reconnues et localisées dans le temps, les autres non reconnues et non localisées et ainsi conçues comme possibles et rapportées à un futur indéterminé, c'est parce qu'il met en branle tout un mécanisme préformé et qu'il correspond à un système d'habitudes, qu'on le comprend et qu'on en saisit la signification. Il s'agit bien, en effet, d'une véritable compréhension et l'idée singulière, à ce point de vue, ne diffère pas des concepts. On comprend un nom propre aussi bien qu'un nom commun. Le comprendre ou savoir ce qu'il signifie équivaut à reconnaître ce qu'il représente, et ce qu'il représente n'est pas telle ou telle image en particulier, mais un agrégat complexe de rapports que l'introspection est impuissante à décomposer en représentations sensibles.

Ce dernier point est à noter. L'état mental qui constitue l'aperception ou la « position » d'un rapport n'est nullement comparable aux images fixées qui sont le résultat définitif et simplifié de l'exercice de la perception extérieure par l'entremise de la vue, de l'ouïe, de l'odorat, du goût et du toucher. On doit plutôt y voir un état comparable à ceux désignés par les psychologues sous le nom d'images motrices ou kinesthésiques, sur lesquelles l'introspection ne révèle pour ainsi dire rien de positif, mais que l'expérience objective conduit à admettre. Apercevoir un rapport, ou le reconnaître, coordonner plusieurs rapports, les synthétiser ou les penser sont, autant que l'expérience autorise à l'affirmer, des actes mentaux plutôt que des états passifs et contemplatifs; de même que, dans l'exécution d'un système de mouvements, tel que la marche, la course, le saut, l'essentiel est Le mouvement, non l'état de conscience, souvent obscur, et même absent, qui l'accompagne. La psycho-physiologie montre que là marche, la course et le saut sont des habitudes nerveuses. Par l'analyse expérimentale, on parvient à en dégager les conditions psychologiques élémentaires, et ces éléments, on les appelle « images motrices », images afin d'en marquer le caractère psychique, motrices pour indiquer que la conscience ne les contemple pas passivement. Mais les images motrices ou kinesthésiques ne sont rien moins que ce que l'on entend d'ordinaire par le mot image, désignant le plus souvent le résidu des perceptions visuelles représentées à la conscience. On ne peut guère les expliquer qu'en adoptant le langage physiologique et en les décrivant comme des mouvements coordonnés dont les centres nerveux conservent l'empreinte, et qui sont d'autant plus aptes à renaître qu'ils ont été plus souvent répétés.


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